Print this page

L’Europe : championne en devenir de l’innovation de rupture ?

Par Christine Hennion, Députée des Hauts-de-Seine, co-rapporteure pour la mission d’information portant sur la politique européenne d’innovation de rupture

Ancienne cadre dans le secteur du numérique et actuellement membre de la Commission des Affaires Économiques et de la Commission des Affaires Européennes, mon mandat me permet d’investir des sujets relatifs aux technologies de demain, notamment les innovations dites de rupture.

Ces créations disruptives sont avant tout des innovations d’usage qui modifient profondément nos habitudes. Tel que le smartphone, qui a bouleversé nos modes d’interaction et de déplacement, vers toujours plus d’instantanéité. À ce bouleversement d’usage s’ajoute le plus souvent un saut technologique, tel qu’avec le véhicule autonome ou l’Intelligence Artificielle. C’est le plus souvent après coup, ex-post, qu’on se rend compte de l’impact de ces inventions sur notre quotidien. Ces avancées techniques sont les fondements de notre futur : de nos soins médicaux, de notre alimentation ou encore de notre mobilité. Autant d’enjeux qui nécessitent une appropriation de ces sujets par les citoyens et surtout un regain de confiance en nos compétences nationales et européennes. Car oui, l’Europe peut et doit gagner son rang de leader international en matière d’innovations disruptives.

Ces dernières années, l’Europe a pris conscience de son potentiel et de l’urgence à l’exploiter. Elle rayonne à l’international de par son capital humain : avec 1,8 million de chercheurs et 8 des 25 Instituts de recherche les plus innovants au monde. Détentrice de la connaissance nécessaire, elle peine cependant encore à en tirer profit, au bénéfice des Etats-Unis et bientôt de la Chine. Face à cette concurrence internationale, l’Europe, c’est fin 2017, 26 licornes seulement, contre 59 en Chine et 109 aux Etats-Unis, alors que notre continent en comptait 40 en 2015. C’est aussi de trop nombreux chercheurs qui s’expatrient : l’immigration étant d’ailleurs à l’origine de plus de la moitié des start-up de la Silicon Valley.

Face à ce constat de nombreuses mobilisations sont à observer : aussi bien aux échelons nationaux qu’au niveau de l’Union européenne (UE). En France, on note l’annonce d’Emmanuel Macron quant à la création d’une Agence européenne dédiée à l’innovation de rupture lors de son discours de la Sorbonne dès 2017. En Allemagne c’est le projet Galilée qui se démarque : proposant également la création d’une agence nationale dédiée à la disruption, avec un budget de 670 millions d’euros par an. À l’échelle de l’UE, c’est l’augmentation de 65 % du budget dédié à l’innovation et la recherche (R&I) au sein du programme Horizon Europe ou le projet du Conseil Européen de l’Innovation (CEI) motivé par le Commissaire européen Carlos Moedas qui font échos.

Toutes ces initiatives soulignent une véritable prise en compte de l’innovation de rupture dans l’agenda politique. Accueillant favorablement ces mesures, tous les acteurs de ce secteur d’activité font néanmoins un appel unanime : il faut faire mieux. L’Europe doit faire mieux pour permettre la mutualisation de ses ressources et talents en son marché intérieur.

L’innovation de rupture européenne devra émaner d’une organisation transparente et agile

La stratégie européenne d’innovation de rupture s’appréhende actuellement sous le prisme de la politique européenne de R&I : du futur programme Horizon Europe et du CEI. Ces deux instruments entendent respectivement : apporter un soutien financier au monde de la recherche avec une augmentation de 65 % du budget R&I ; et aider ces mêmes chercheurs à traduire leurs résultats en produits commercialisables. Si ces deux propositions sont bienvenues, de nombreuses remarques leur ont été faites.

C’est la méthodologie choisie par l’UE qui pose question. En effet, les chercheurs se rejoignent sur un point : tout futur organisme européen de la disruption devra être agile et réactif. La structure devra être à même de capturer toute l’imprévisibilité de l’innovation de rupture, qui sera toujours inattendue, brutale et avouons-le, nécessairement coûteuse.

Or, s’il est convenu que cette future organisation doit s’adapter à l’imprédictible, la forme actuellement proposée ne semble pas s’ajuster à cet impératif. Les récents appels à projets menés dans le cadre du futur CEI ne laissent pas de place à l’inattendu et donc au disruptif. On peut par exemple y lire un appel pour des « batteries innovantes pour véhicules électriques » devant comprendre un temps de recharge court « équivalent au temps nécessaire pour un plein d’essence ». Où est la rupture lorsqu’on ne remet pas en question des usages, ceci en étant par essence la définition ?

La transparence dans la sélection des projets doit également être renforcée. Cet été encore, 14 projets dit innovants ont été sélectionnés à hauteur de 34 millions d’euros dans le cadre du projet pilote CEI. Le mystère reste entier sur de nombreux aspects tels que les modalités de sélection ou la composition du jury.

Retrouver le goût du risque

Qui dit innovation de rupture dit nécessairement prise de risque. Qui dit prise de risque dit financements audacieux. Si cette chaîne de causalité est bien intégrée auprès de nos voisins Anglo-Saxons, elle s’assimile difficilement en Europe continentale.

Trop souvent, nos entreprises innovantes peinent à trouver les fonds nécessaires à leur croissance. L’Europe ne dispose pas suffisamment de financements privés et surtout d’investissement en capital-risque, seul financement à même d’entreprendre pleinement l’aventure d’une innovation de rupture et de mobiliser les fonds, conséquents, qui lui sont nécessaires. De fait, l’investissement en capital-risque se chiffrait en 2016 à 6,5 milliards d’euros contre 39,4 milliards d’euros aux Etats-Unis.

Si la phase d’amorçage (early stage) n’est pas la plus délicate, les acteurs rencontrés ont souligné le besoin de renforcer les financements en scale up. En effet, si l’importance de notre terreau européen entrepreneurial ne cesse de confirmer la capacité à obtenir les financements initiaux de série A – avec en France 2000 start-up créées par an – l’Europe pêche encore à fournir des financements de séries B et surtout C. Sur ce point et comme expliqué par Rémi Lallement, « le problème le plus aigu de l’Europe […] est la prise de relais […] car le marché des valeurs de croissance y demeure relativement segmenté. ».

Unifier notre marché unique en résorbant la fragmentation réglementaire

Le panel auditionné s’est arrêté sur l’importante interdépendance des règlementations européennes entre elles et par là sur la complexité pour une entreprise innovante à s’y retrouver. Certains ont appelé à une vigilance quant aux législations communautaires à venir : recommandant par exemple la mise en œuvre d’une expertise juridique au sein du CEI, afin d’anticiper les changements règlementaires, futurs possibles freins à l’écosystème disruptif.

La politique européenne d’innovation de demain doit donc se penser via l’harmonisation réglementaire et soutenue par des règles de concurrence repensées, laissant la place aux petites entreprises innovantes.

Un décloisonnement doit s’opérer quant aux différentes politiques européennes pour permettre la disruption. Par exemple entre la politique d’éducation et celle de R&I pour favoriser le développement de la transdisciplinarité, le foisonnement de réseaux européens, ou encore renforcer la culture entrepreneuriale. Aussi entre la politique agricole et la R&I : pour permettre de répondre aux verdissements de la PAC par des innovations technologiques. La synergie de la politique d’innovation aux autres politiques européennes doit ainsi servir à répondre aux grands enjeux sociétaux.

En somme, l’Europe doit retrouver une culture du risque, une ambition entrepreneuriale et cesser de redouter la concurrence internationale pour s’en emparer. Je dis bien retrouver, car l’histoire de la construction communautaire est bien la preuve d’une chose : de notre force, ténacité et aptitude à coopérer.